Trois espèces de brochets en France

Depuis longtemps dans les livres les plus sérieux sur la biologie des poissons, on nous indique que la France n’accueille qu’une espèce de brochet : Esox lucius.

Or depuis peu, une équipe de scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle a mis en évidence deux autres espèces distinctes de brochets peuplant nos eaux. L’une, le brochet du Sud Esox cisalpinus, n’était connu jusque là qu’en Italie, et l’autre, le brochet aquitain Esox aquitanicus est une espèce nouvelle pour la science et endémique au Sud-Ouest de la France.

Ces deux « nouvelles » espèces peuvent néanmoins s’hybrider avec le brochet commun, ce qui constitue pour elles une menace majeure compte tenu de leurs aires de répartitions limitées.

Rencontre avec M. Gaël DENYS, ichtyologue et chercheur au Département Milieux et Peuplements Aquatiques du  Muséum national d’Histoire naturelle, auteur d’un article scientifique sur cette découverte.

Sylvain l’Esoxiste : Bonjour M. DENYS et en préambule merci pour la primauté de cette information qui devrait fortement  intéresser les amateurs  de brochets que nous sommes. Pouvez vous vous présenter s’il vous plait ?

M. Gaël DENYS : Bonjour à tous les lecteurs d’esoxiste.com, je suis avant tout un pêcheur passionné depuis mon enfance, et j’ai voulu faire de ma passion mon métier. Je suis donc un ichtyologue c’est-à-dire un scientifique spécialiste des poissons, en l’occurrence des poissons d’eau douce de France. Mon travail consiste, en termes simples, de comparer les poissons (comme les brochets) provenant de tous les bassins versant de France, afin de voir s’il s’agit bien de la même chose ou non.

SE : Cette découverte, que quelques  pêcheurs soupçonnaient, vient elle d’une intuition de votre part ou de faisceaux de preuves qui ont aiguillé votre curiosité ?

GD : C’est une histoire qui remonte depuis 2005, grâce aux travaux de deux collègues suisse et lyonnais qui se sont rendus compte que le goujon de la Seine, ne ressemblait pas à celui de la Garonne, qui était lui aussi différent de celui de l’Adour ! A partir de là, il y a eu une remise en cause générale de nos connaissance sur nos poissons d’eau douce de France, et d’Europe. Depuis d’autres nouvelles espèces de vandoises, chevesnes, vairons et chabots sont apparus. Puis les chercheurs italiens ont découvert une nouvelle espèce de brochet, Esox cisalpinus, en 2011. Du coup, j’ai voulu savoir si nous en avions aussi en France, et j’ai découvert que oui, ainsi qu’une autre espèce, nouvelle pour la science, que l’on ne trouve que dans le Sud-Ouest de la France.

esox aquitanicus

 

SE : Comment expliquer qu’il y ait des espèces différentes ? Pas dues aux radiations nucléaires quand même ?

GD : Non, pas du tout. Il faut savoir que l’histoire des fleuves et rivières de France est très riche en évènements géologiques. On estime qu’il y a 1,5 millions d’années, on avait une faune de poissons comparable à celle que l’on connaît actuellement partout en France. Or il y a eu les glaciations : la calotte glaciaire atteignait l’Angleterre et il fallait imaginer un paysage sibérien au Nord de la Loire. Les espèces qui y vivaient ont été éradiqués par le froid. Mais ces rivières ont été recolonisés grâce à un immense fleuve, la Manche, dans lequel la Seine, la Tamise, le Rhin et les fleuves allemands et polonais se déversaient, par des poissons d’Europe de l’Est qui supportaient davantage le froid. Ainsi dans le Sud-Ouest, on a une faune qui était déjà présente avant les glaciations, alors que partout ailleurs, nous retrouvons les espèces communes. Le cas du brochet du Sud est différent, il s’est retrouvé isolé en Italie grâce aux glaciations, ce qui lui a permis de devenir une espèce à part entière. Mais il n’est pas natif en France. Nous pensons qu’il a été introduit durant le Moyen-Age au même titre que la carpe.

SE : Comment le simple pêcheur que je suis peut d’un coup d’oeil, savoir s’il a à faire à l’un ou l’autre de ces brochets ?

GD : Avec un œil averti, la distinction entre les différentes espèces reste simple. Le brochet commun d’abord a une robe couverte de plus ou moins grosse taches blanches/jaunes. Le brochet du Sud (ou italien) possède plutôt des bandes larges donnant une robe vermiculée (le brochet que vous montrez en couverture sur votre site en est un), et en grandissant, ces bandes deviennent horizontales sur les très gros brochets. Quant au brochet aquitain, il a plutôt une robe marbrée avec des bandes obliques très fines et de toutes petites tâches claires aux contours irréguliers, et il a un museau bien plus court. Et pour la petite histoire, j’ai eu l’occasion d’en prendre quelques uns au leurre, c’est un brochet qui saute hors de l’eau pendant le combat.

brochet cisalpin

SE : Quelle sont dans les grandes lignes, les aires de répartition de ces trois espèces et pouvons nous les trouver toutes les trois en un seul lieux lors d’une partie de pêche ?

 GD : Normalement non, après le brochet est tellement manipulé que tout est possible… Le brochet du Sud ne serait présent que dans les lacs périalpins. J’ai juste eu confirmation de sa présence dans le Léman et dans le Lac Saint-André à partir de données anciennes, et non sur du récent, ce qui laisse penser qu’il serait très rare. Le brochet aquitain se trouve quant à lui de la Charente jusque dans l’Adour. Seulement pour être sûr d’en capturer, il faut pêcher dans les endroits où il n’y a pas de déversements de brochets (en particulier dans les rivières de 1ère catégorie).

SE : L’introduction de brochets issus de piscicultures lointaines peut il amener à la disparition ou la mise en danger d’ Esox aquitanicus et pour quelles raisons ?

GD : Pas besoin que les piscicultures soient lointaines pour menacer le brochet aquitain, on sait qu’il y eut des brochets de Bretagne déversés dans la Dordogne, et de Lorraine dans le Lot, sans compter qu’il y a des régions en France qui ont du brochet venant d’Europe central ou de l’Est voire d’Amérique. Notre méconnaissance sur nos poissons ont fait qu’on a considéré qu’une seule espèce de brochet. Voulant bien faire, les gestionnaires ont voulu maintenir voire restaurer les populations avec des brochets communs issus de pisciculture. Or le brochet commun a réussi à coloniser ces 100 000 dernières années l’Europe et l’Amérique du Nord, ce qui montre qu’il sait s’adapter aux différents environnements. Le brochet aquitain est davantage spécialisé : il vit dans les rivières sablonneuses avec peu de végétations comme on peut en voire dans les Landes. Donc en général quand il y a compétition entre 2 espèces, l’une généraliste et l’autre spécialisée, s’il y a un évènement bouleversant l’environnement, c’est le généraliste qui l’emporte. De même, nous avons trouvé des cas d’hybridations entre ces deux espèces. Si le brochet commun est minoritaire, ces hybridations peuvent être marginales, mais comme ce dernier a été fortement implanté, l’hybride se reproduisant avec le brochet commun va donner du brochet commun. Pour toutes ces raisons, le brochet aquitain qui devait être présent dans tout le Sud-Ouest, a vu son aire de répartition se réduire significativement.

profils de tête

 

SE : Pensez vous que la pêche du brochet puisse être impactée par cette découverte, en effet si le brochet aquitain est rare, il faudra le protéger donc à terme interdire sa pêche ?

GD : Je pense que cette découverte doit faire prendre conscience aux différents acteurs (pêcheurs et gestionnaires) que nous n’avons pas la même faune piscicole partout en France. Il ne faut pas gérer les rivières par département ou par région, mais par bassin versant. Et s’il y a des déversements à faire, que les poissons proviennent du bassin en question. Ce n’est pas moi qui vait décider de comment légiférer la pêche du brochet. Mais à mon avis, interdire toute une région de pêcher le brochet ne serait pas une bonne idée. Il faudrait d’abord arrêter de considérer les bochets comme nuisibles en 1ère catégorie, développer l’esociculture du brochet aquitain, puis arrêter de déverser du brochet commun dans cette région. Ensuite on peut immaginer la création de parcours protégés et en no-kill, et une élévation de la taille minimale de capture.

SE : Pensez vous que les mesures à venir dans la prochaine loi pêche comme l’augmentation de la taille légale de capture et un quota journalier de prises  vont dans le bons sens pour préserver les populations de brochets ?

GD : Je pense en effet qu’il est nécessaire de préserver les géniteurs. Or ceux qui ont le meilleurs rendement en terme de qualité des œufs mesurent 60-65 cm. Pour ma part je remets systématiquement à l’eau les brochets de tailles inférieurs à 70 cm. Quant au quota journalier, il y a tellement à manger sur un brochet, qu’il ne paraît pas nécessaire d’en remplir un congélateur, mais ce n’est plus le scientifique qui parle !

 

SE : En tant que spécialiste d’ Esox, auriez vous un conseil à donner aux pêcheurs, aux AAPPMA, aux fédés pour la gestion de ce superbe poisson de sport ?

GD : Je dirai surtout de respecter les « frontières » imposées par les bassins versant, et ça doit s’appliquer pour tous les poissons. Le pêcheur qui a pêché ses vifs dans la Vienne ne devrait pas les relâcher dans la Dordogne. De même pour les AAPPMA et fédés, si rempoissonnement doit avoir lieu, il faut que les poissons viennent du même bassin et non pas de l’autre bout de la France, ou des Pays de l’Est. Nous avons la chance d’avoir une faune de poissons qu’on ne retrouve pas ailleurs, et il est important de ne pas saccager 10 millions d’années d’histoire et de préserver ces espèces qui ont désormais une haute valeur patrimoniale.

SE : A quelle adresse net les pêcheurs peuvent ils consulter vos travaux, un site de référence à leur indiquer ?

GD : Je peux déjà conseiller un ouvrage intitulé « Les Poissons d’eau douce de France » (2011) de Biotope Editions et Publications scientifiques du Muséum qui synthétise bien toutes nos connaissances modernes sur nos poissons et nos rivières. Quant à mes travaux sur le brochet, une petite synthèse est disponible sur www.aquaportail.com.

Sinon la référence de l’article est la suivante : G.P.J. Denys et al. Morphological and molecular evidence of three species of pikes Esox spp. (Actinopterygii, Esocidae) in France, including the description of a new species. Comptes Rendus Biologies, published online August 05, 2014; doi: 10.1016/j.crvi.2014.07.002

SE : Merci pour toutes ces informations passionnantes, merci d’avoir pris sur votre temps pour nous éclairer. Si vous passez dans le Morvan un jour, je me ferai un plaisir de vous emmener pêcher le brochet si vous le désirez et vous m’en apprendrez beaucoup sur la biologie de mon poisson préféré !

GD : Ce fut un réel plaisir. Merci à vous de m’avoir permis de diffuser cette nouvelle connaissance. A bientôt peut être sur le terrain !

On apprend donc par cette étude scientifique  ce que nous nous doutions un peu, pourquoi ces différences flagrantes de robe, ce bec plus court, ce corps plus long ou plus trapus, cette nageoire un peu différente… Personnellement  ça me passionne, j’espère que ce petit article qui s’est vu plus instructif que d’habitude vous aura plu autant qu’il m’a plu de l’écrire, et merci à Gael DENYS pour ce scoop!

Gardez la pêche !

 

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