La vision des couleurs chez les poissons (et chez les pêcheurs)

  S’il est un sujet âprement discuté entre pêcheurs, c’est bien le choix de la couleur d’un leurre souple, d’une cuillère, ou d’un poisson nageur. J’ai assisté, vous aussi j’en suis sûr, à des débats sans fin au bord de l’eau sur ce thème, chacun ayant ses couleurs fétiches ou ses teintes abhorrées. Alors qui a tort et qui a raison ? Je vais tenter ci-dessous de faire un point  sur ce que nous savons vraiment.

Je ne suis pas un scientifique, mes connaissances se limitent donc à ce que je peux lire dans certaines revues de vulgarisation et à quelques articles sérieux glanés ici où là sur le Net, ainsi qu’à mon expérience de pêcheur, mais je pense apporter quelques clarifications et surtout tordre le cou à certaines idées reçues!

Voyons d’abord comment fonctionne la vision, qui est pratiquement identique chez tous les vertébrés.

  Très schématiquement, le globe oculaire est composé d’une cornée, d’un cristallin, d’une rétine et d’un nerf optique qui relie l’œil au cerveau. Chez les poissons, comme chez l’homme, les images se forment par réfraction grâce à un cristallin qui  projette ensuite les rayons lumineux sur les différentes cellules qui tapissent le fond de la cornée, et dont le nombre varie selon les espèces. Il s’agit principalement des cônes et des bâtonnets. Ce sont les cônes qui permettent de discerner les différentes longueurs d’onde du spectre lumineux, notamment le bleu, le vert et le rouge, les bâtonnets servant quant à eux à analyser l’intensité lumineuse et le mouvement, grâce à la persistance rétinienne, mais ils ont aussi leur importance dans la perception des couleurs comme nous le verrons plus loin.

Les choses se compliquent un peu car il y a différentes sortes de cônes pour chaque couleur, et toutes les espèces animales ne sont pas logées à la même enseigne. On distingue ainsi les animaux à cornée monochromate, qui ne possèdent qu’un seul type de cônes (ce sont généralement des animaux nocturnes, qui voient dans une sorte de camaïeu de bleu), ceux à cornée dichromate qui ne distinguent que le bleu et le vert (comme le chat, le lapin ou la vache par exemple) et enfin les animaux à cornée trichromate, comme l’homme, qui perçoivent la presque totalité du spectre lumineux, à l’exception des ultraviolets et des infrarouges.

Il semblerait que la majorité des poissons soient trichromates, comme nous. Toutefois, on suppose (mais je n’ai pas trouvé d’étude vraiment scientifique sur le sujet) que les grands prédateurs marins (thons, carangues, sérioles) soient simplement dichromates, ce qui expliquerait le succès des leurres bleus et verts majoritairement utilisés par les spécialistes de la pêche au gros.

                                                                    Espèce de dichromate!

 Nos carnassiers d’eau douce  par contre verraient comme vous et moi, un peu moins bien en vérité puisque nous disposons d’un nombre supérieur de cônes. Les poissons ont en revanche d’avantage de bâtonnets, ce qui améliore grandement leur vision nocturne ou par faible luminosité.

D’autre part, les spécialistes s’accordent tous à dire que les poissons sont myopes. Cela est dû à la forme sphérique de leur cristallin (contrairement à celle des mammifères qui est ovale) et à leur faible capacité d’accommodation (la « mise au point »), puisque leur œil fonctionne comme l’objectif d’un appareil photo, en faisant varier la distance focale, et non en déformant le cristallin comme chez nous. En gros, ils verraient très bien de près, mais assez flou de loin. Ça ne change rien à leur perception des couleurs, par contre les subtils détails de certains leurres doivent sans doute leur apparaître un peu brouillés ! Notons au passage que certains poissons ont en plus une membrane réfléchissante –le Tapetum lucidum pour les intimes- qui reflète le moindre rayon lumineux et qui donne au sandre ce regard de verre si caractéristique, que l’on retrouve aussi chez les chats et les chiens lorsqu’ils sont éclairés par les phares d’une voiture. Les poissons sont dépourvus de paupières, sauf les requins, qui ferment les yeux avant de mordre. C’est bien connu, la mort est aveugle !

Nous pouvons donc conclure que nos amis à écailles perçoivent correctement toutes les couleurs, exactement comme nous quand nous faisons de la plongée en apnée. Pour pratiquer ce loisir régulièrement dans les eaux limpides de la méditerranée, je sais bien que toutes les couleurs s’estompent passés quelques mètres, suivant un ordre précis que voici :

  Le rouge et l’orangé sont les couleurs qui disparaissent les plus vite, tandis que le bleu et le violet sont celles qui se discernent encore dans les grands fonds. Cela nous donne des indices, mais pas de certitudes absolues concernant le choix des teintes selon la profondeur. Cette échelle n’est d’autre part valable que pour des eaux  parfaitement cristallines, ce qui est rarement le cas en rivière et en lac. On peut juste en conclure qu’il est plus judicieux d’utiliser du rouge en surface et du bleu en profondeur. A priori.

Dans les grands fonds, tout est bleu-vert. le corail au premier plan nous apparaît rouge parce qu’il est éclairé avec une torche.

 Oui, mais c’est compter sans la fluorescence ! Il s’est avéré en effet que la rétine de beaucoup de poissons était sensible au rayonnement ultraviolet alors que la nôtre ne l’est pas.

Dans une série de 3 documentaires passionnants diffusés sur Arte en début d’année, intitulés « Les couleurs du Grand Bleu » les réalisateurs Anita et Guy Chaumette ont mis en évidence la communication « invisible » des poissons de récifs grâce à la fluorescence. Petit rappel de ce qu’est la fluorescence : c’est la capacité de certaines matières d’émettre de la lumière rapidement et dans une longueur d’onde plus grande que celle reçue (l’ultraviolet) après avoir été exposés à une source lumineuse. La fluorescence est très répandue dans la nature, chez les animaux mais aussi chez les plantes et les minéraux. D’ordinaire, nous ne percevons pas les nuances ultraviolettes qui nous entourent, sauf si elles sont éclairées, justement, par une source U-V artificielle, ce qu’on fait les deux réalisateurs. Et à leur grande surprise, ils se sont aperçus que les poissons usaient et abusaient des U-V dans leur communication, notamment pour envoyer des signaux d’alerte en cas d’attaque de prédateurs. Ils ont découvert également que les requins des grands fonds à la peau apparemment uniformément grise se couvraient de motifs fluorescents complexes lorsqu’ils étaient éclairés avec une source U-V. La question est de savoir si nos poissons d’eau douce perçoivent également les ultraviolets. Il semblerait bien que oui, au point que certains chercheurs parlent de vision quadrichromate pour désigner cette faculté des poissons que nous ne possédons pas.

Pour le sandre en tout cas- et tous les percidés- nous le savions depuis longtemps, devant le succès des rouges japonais et autre vert chartreuse. Mais il semblerait que les cyprinidés voient parfaitement eux aussi les couleurs fluorescentes, avis aux carpistes. Certains fous furieux de la bouillette n’hésitent d’ailleurs pas à proposer des combinaisons de couleurs inédites à leurs mémères préférées.  Pour terminer il faut aussi mentionner les couleurs phosphorescentes, qui procèdent de la même façon que les fluorescentes, mais qui libère plus lentement la lumière, ce qui font qu’elles « brillent » dans le noir. Elles rayonnent également dans la lumière U-V, ce qui les rend incontournables pour les grands fonds.

Voila pour la couleur. Mais la capacité des bâtonnets à percevoir l’intensité lumineuse est à prendre en compte également. En effet, cette capacité augmente à mesure que décroit l’efficacité des cônes, lorsque la nuit tombe par exemple. Comme nous, les poissons ne distinguent plus les couleurs par faible luminosité, mais ils discernent beaucoup mieux les valeurs, les nuances de gris si l’on veut. C’est pour cela sans doute que le blanc et le noir sont des couleurs régulièrement prenantes. Dans la semi clarté de l’aube ou du crépuscule, il vaut mieux jouer à fond la carte des contrastes ! C’est pour cela aussi que les couleurs fluos sont plus visibles, car elles continuent d’émettre dans des longueurs d’ondes plus « claires ».  D’autre part, il-y-a l’aspect « éclat », c’est-à-dire l’or, l’argent, les reflets holographiques qui eux aussi sont gérés par les bâtonnets, ainsi que le mouvement.

Nous touchons  maintenant au sujet délicat qui divise les pêcheurs : quelles couleurs pour quels poissons ?

Je pense que le problème est mal posé de la sorte. Il faudrait plutôt dire quelle couleur en fonction de quelle profondeur et de quelle clarté de l’eau. Il faut intégrer à la fois les paramètres de luminosité et de turbidité…et ne pas oublier que la vue n’est pas le seul sens des poissons. La ligne latérale est au moins, sinon plus importante que la vue dans les moyens de détection d’une proie par un carnassier.

Pour ma part, et ça n’engage que moi, je pense qu’il vaudrait même parfois mieux raisonner en termes de valeurs plutôt qu’en termes de couleurs. Mis à part les rivières à truite et les étangs calmes et limpides, la visibilité dans nos lacs et nos rivières ne dépasse pas 1 ou 2 mètres de profondeur, souvent moins. Dans ces conditions, et au vu de ce qui précède, je pense qu’il vaut mieux miser sur le contraste que sur la couleur à proprement parler. Les fonds sont clairs ? Prenez des leurres foncés, de n’importe quelle couleur, et vice versa.

Faisons d’ailleurs l’expérience suivante :

J’ai peint en jaune, rouge et bleu trois poissons nageurs identiques d’une célèbre marque, et je les ai disposés sur trois fonds de couleur différente, correspondant grosso-modo à la surface (bleu clair), la mi-eau (bleu foncé), et au fond (noir).

J’ai ensuite supprimé les couleurs grâce à mon logiciel photo pour comparer les résultats, et là surprise, ce ne sont pas forcément les teintes les plus flashis qui se détachent le mieux !

 

Dans l’ensemble, c’est assez uniforme, mais on note deux choses importante : le rouge émet plus de lumière que le jaune (j’aurais pensé le contraire) et le bleu se détache bien sur fond clair, donc par faible profondeur, ce qui ne contredit pas la théorie du coefficient de pénétration de la lumière dans l’eau, mais qui montre qu’on peut tout à fait pêcher « bleu en haut » et « rouge en bas », surtout si c’est du rouge fluo.

J’ai d’ailleurs ensuite réitéré l’expérience avec les même couleurs, mais en fluo. Ici aussi il y a des différences entre la couleur et le noir et blanc, mais le rouge est encore plus « clair ». A noter que sur fond noir, les trois couleurs sont parfaitement identiques en noir et blanc.

Au passage méfiez-vous car il-y-a fluo et fluo. Je m’explique : certains fabricants (même fort honorablement connus…) n’hésitent pas à vous vendre du pimpant pour du fluo. La preuve avec ces quelques photos de leurres achetés en couleur « fire-tiger » qui sont tous censés être fluos, en tout cas à la lumière du jour, mais qui disparaissent tout à fait quand je les éclaire avec ma lampe U-V ! la preuve:

Lumière du jour:

 

Lampe U-V:

  Je ne donnerai pas de nom mais c’est consternant.

 

Quelles conclusions en tirer pour la pêche ?

Tout d’abord qu’il n’y a pas de couleur sauve-bredouille en fonction des espèces. N’importe quelle couleur de leurre souple prendra du sandre par exemple. Oui mais, me dira Untel, dans ce plan d’eau, j’obtiens le plus de succès avec des grubs en watermelon, toutes couleurs confondues. Toutes ? Humm…il est permis d’en douter. Ce qui se passe, c’est que l’on prend un jour un poisson avec telle couleur, et qu’on fini par ne plus pêcher qu’avec celle là. Et si d’autres prises suivent, cela nous confortera dans le choix de cette couleur et nous n’en essaierons plus d’autre, ou alors très occasionnellement, et nous dirons : ici, c’est watermelon ou rien ! C’est un comportement très courant, j’en ai été victime longtemps, je sais de quoi je parle… En fait, il faut souvent changer de couleur (et de valeur, mais c’est plus dur à apprécier) en cours de pêche afin de ne pas passer à côté de la couleur du jour, car c’est un fait, si il y a des couleurs régulièrement prenantes, il ne faut pas hésiter à varier les propositions (et les leurres).

Ensuite, surtout en power fisching et face à des poissons actifs, ne pas hésiter à jouer la carte de la provocation. Évitez le naturel ! Il faut déclencher l’attaque en énervant le poisson, pas en essayant de le tromper.

En résumé, je dirais que le blanc et l’argent (holographique ou pas) sont les couleurs les plus régulièrement prenantes.      Quand on ne sait pas quoi choisir, il faut commencer par celles-là.

Dans les eaux très claires, les leurres aux couleurs réalistes seront mieux perçus, mais seront-ils plus efficaces que des couleurs « flashouilles » ? Rien n’est moins sûr face à des poissons agressifs, comme je viens de le dire. Je sais par expérience que c’est la situation où l’influence de la couleur est la moins tranchée. Tout peut marcher comme tout peut échouer, pardonnez-moi cette réponse de Normand, mais je ne peux vraiment rien affirmer !

Une cuillère de normand!

 En eau turbide, le noir et le fluo seront vos meilleurs alliés, surtout le noir, associés aux effets sonores (rattle) et fortement  vibratoires de leurres volumineux.

En eau profonde enfin, le fluo (toute couleur confondue), le blanc à nouveau, et le phospho seront les plus indiqués.

 

Ceci dit,  j’ai pris mon plus gros brochet avec une cuillère argentée holographique sous environ 5 mètre d’eau trouble. J’en ai pris un autre presque aussi gros par 15 mètres de fond avec une cuillère entièrement noire qui ne devait pas se voir beaucoup… Je continue cependant à faire confiance aux valeurs plus qu’aux couleurs, même si je me laisse régulièrement séduire par des teintes plus exotiques, les fabricants sachant, eux, nous leurrer mieux que nous le faisons pour les poissons…

Bien entendu, j’invite les lecteurs de ce blog à donner leur opinion sur ce sujet rebattu mais néanmoins passionnant qui ne manquera pas, j’en suis sûr, de faire couler beaucoup de pixels !

 

Textes et images: jean-Paul Charles. Les photos sous-marines sont tirées d’un livre du photographe Henri Eskenazi.

 

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