Le péché du pêcheur

Note d’esoxiste.com: L’ auteur de ce texte, Julien Bénard Capelle m’a demandé de publier cet article dans le contexte actuel de la volonté de vouloir faire interdire la pêche par une association julien benard capelle2animaliste sur Paris.  Ce texte date de 2014, il n’a pas été mis à jour mais nous livre une réflexion judicieuse.

Droit à la prédation contre droit à l’empathie

Julien Bénard-Capelle

Parce que nous relâchons nos poissons, nous avons le sentiment de les protéger et de les respecter bien plus que ceux qui les prélèvent. Il n’est pas rare de voir des pêcheurs déposer un symbolique baiser sur la tête de leur prise ou de les appeler “compagnons de jeu”.
Pourtant en Suisse, il y a quelques années, la réalité légale est venue heurter de plein fouet cette conception : il y est désormais interdit de relâcher les poissons capturés [1&2].
D’où vient-il que l’évolution légale suisse aille à l’exact inverse de celle que nous souhaitons (à savoir attraper autant de poissons que nous le voulons mais tout remettre à l’eau), nous qui nous réclamons d’une pêche respectueuse des poissons et du milieu ? Les suisses seraient ils des anti-écologistes réactionnaires ? Pas tout à fait…
Pour moi, cela provient deux façons radicalement différentes de considérer les poissons. Nous les voyons essentiellement comme une ressource à gérer. Pêcher est un droit et à travers notre volonté de propager le “catch and release” c’est lui que nous protégeons, pour nous-mêmes et pour les autres, pour aujourd’hui et pour demain. En Suisse ce n’est pas le droit des hommes qu’on affirme protéger, mais celui des animaux : leur droit à ne pas souffrir. C’est l’argument d’une partie des militants pour les droits des animaux en tant que tels et qui se réclament d’un « anti-spécisme », comme on peut parler d’ « anti-racisme ».

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Stress et nociception

Car les poissons souffrent à n’en pas douter. La douleur est un des modes de gestion du stress qui a pour objectif biologique de déclencher toute une série de réactions qui visent à éviter les situations dangereuses pour l’organisme. Tous les êtres vivants sont dotés de mécanismes de gestion du stress. Si vous voulez vous en persuader, tapez dans un moteur de recherche de publications scientifiques comme www.pubmed.com les termes “stress” et “bacteria” et vous croulerez sous un déluge de dizaines de milliers d’articles.
Mais la vraie question à l’origine de la loi suisse n’est pas de savoir si les bactéries ou les poissons souffrent, mais s’ils souffrent comme nous, s’il est légitime dans ce cas de faire ce qu’on appelle de l’anthropomorphisme. En effet, leur accorder un droit qui est au départ un droit humain nécessite qu’on puisse en partie les assimiler à notre condition, que l’on puisse utiliser les mêmes mots pour décrire des réalités semblables. Est ce le cas pour la douleur ?
Chez tous les vertébrés terrestres, les mécanismes de perception de la douleur se ressemblent énormément. Pour les distinguer des mécanismes de tout le reste du vivant, on appelle ça la nociception (c’est à dire la perception des stimuli nocifs). La question est donc de savoir si c’est aussi le cas des poissons. Le débat a semble t-il parfois été rude. Je vous passe les détails techniques que je ne maîtrise pas moi-même, mais la conclusion -vous vous en doutez- est que oui, les poissons ressentent la douleur d’une manière semblable à la notre [3] (NDLR: La dernière étude sur le sujet précise que les poissons ne ressentiraient pas consciemment la douleur).
Et là démarre un autre débat, qui risque de durer un petit moment : que font les poissons de leur perception de la douleur ? Est-elle associée à des émotions négatives ? Quelle conscience, quelle mémoire en ont ils ? Ont ils comme nous d’autres états émotionnels comme la peur ou la faim [4]? L’absence -pour le moment- de réponse à ces questions est clairement en faveur de la position la plus conservatrice : la nôtre. Mais cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir à la portée de nos gestes. Nous faisons souffrir ces bêtes pour notre plaisir, c’est un fait et notre position n’est moralement pas facile à tenir.

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Souffrir et puis mourir

Mais la position adverse non plus… Dans le cas suisse, elle aboutit à une contradiction de taille : mieux vaut mourir que souffrir. Certes, un poisson capturé ne souffre qu’une seule fois, mais c’est au prix de ce que la souffrance a justement pour but d’éviter : la mort. Quitte à appliquer des règles humaines à des poissons, faisons le chemin inverse … accepterions-nous cela pour nous-mêmes ? Il existe un cas extrême où la douleur et la mort se côtoient de près : l’euthanasie. Mais il s’agit uniquement de cas où l’amplification des souffrances et la mort à court terme sont certaines, ce qui n’est pas le cas pour la plupart des poissons pris à la ligne. Demandez aux grosses mémères bedonnantes qui peuplent les carpodromes !
Cela dit, en pêchant à 40m de fond (parfois 100 !) ou en laissant de longues minutes les brochets avaler des vifs pleins de triples, nous condamnons sciemment ces poissons à beaucoup de souffrances et à une mort quasi-certaine. Mais nous sommes déjà un peu sensibilisés à cet argument -enfin j’espère!- et quand nous décidons de garder un poisson, c’est en général qu’il est très mal en point.

Droit des animaux…

Autre difficulté des « anti-spécistes » : il serait stupide d’accorder les mêmes droits à toutes les espèces peuplant notre planète. Je ne crois pas que quiconque prétende donner les mêmes droits aux humains et aux moustiques, sans parler de l’être unicellulaire qui cause le paludisme, entraînant des millions de morts. Et d’ailleurs nous n’avons pas les mêmes besoins ni la même biologie et en conséquence il faudrait élaborer un droit pour chacune des espèces peuplant la terre. Soit plusieurs millions, dont on ne connaît qu’une petite partie. Bref, on n’a pas fini. Et puis les conflits entre ces différents droits n’en finiraient pas d’emplir les cours de justice.
Pourtant la question des droits des animaux semble tomber sous le sens : nous sommes tous choqués des mauvais traitements infligés aux chats, aux chiens, aux chevaux, aux singes… Le problème c’est que nous ne le sommes pas quand il s’agit d’araignées, de mouches ou de serpents. Ceux là ne sont pas trop défendus par les défenseurs des droits des animaux, mais plutôt par les écologistes soucieux de ne pas abîmer notre écosystème terrien encore un peu plus. Ce sont des logiques bien différentes, même si elles cohabitent parfois chez les mêmes personnes.

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… ou droit à l’empathie ?

En fait, ce qui se cache derrière ces arguments n’est probablement pas un droit pour les animaux, mais encore un droit humain : celui de ne pas être choqué par les mauvais traitements infligés aux animaux. Au cœur de cet argument est l’empathie. Elle désigne la capacité à ressentir pour soi les émotions observées chez les autres, à « se mettre à la place de l’autre ». C’est ce qui nous fait pleurer quand un personnage de film pleure. Il se trouve que nous sommes également capables d’avoir de l’empathie pour des chatons et des poissons à partir du moment où nous sommes capables de leur prêter (à tort ou à raison) des émotions que nous ressentons nous-mêmes. Voir un animal souffrir nous fait souffrir, et je pense que c’est ici que prend son origine la volonté de préserver les poissons des souffrances liées à la pêche. Mais cela dépend évidemment de notre capacité à avoir accès à l’expression de la douleur des autres. Pour nous, observateurs humains, les mouches souffrent en silence, pas les chiens.
De là découle aussi l’idée que les actes cruels envers les animaux peuvent s’étendre aux êtres humains : « qui n’aime pas les bêtes n’aime pas les gens ». C’est un argument qui nous paraît évident. Un enfant qui torture un chat va directement chez le psy, parce que son système d’empathie ne fonctionne probablement pas bien et que ça risque d’être gênant. Mais qu’il arrache les pattes des sauterelles et il aura juste droit à un petit sermon. Quoi qu’il en soit, cela révèle la même chose : en affirmant protéger les bêtes, on protège en fait les gens.

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Le plaisir caché

La loi suisse conserve tout de même le droit humain à pêcher pour prélever et consommer. La vision des poissons en tant que ressource n’a donc pas complétement disparu. Et à vrai dire, le plaisir du pêcheur non plus puisque le plaisir de la capture est inclus dans le droit à la consommation. Dire que maintenant les pêcheurs suisses ne pêchent plus que pour consommer et ne font plus souffrir les poissons, c’est se cacher derrière son petit doigt.
Pour aller au bout de la logique de la loi suisse, il faudrait donc séparer le plaisir -considéré illégitime- lié à la capture et le plaisir lié à la consommation qui serait, lui, légitime. Une manière de supprimer le premier tout en conservant le second aurait été de n’autoriser que quelques personnes -des pêcheurs professionnels- à prélever les poissons et à les mettre à la disposition des autres. En bref, interdire purement et simplement la pêche de loisir. Cette loi, au moins en ce qui concerne la pêche, me paraît donc de courte portée. C’est un compromis, mais un mauvais compromis pour tout le monde. Elle ne supprime pas la souffrance ni le plaisir de la capture puisque la pêche, notamment de loisir, est toujours autorisée. Et elle est mauvaise pour les peuplements piscicoles puisqu’elle empêche la propagation de toute forme de pêche raisonnée.

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De l’individu à la ressource, et vice-versa

Mais voilà qu’au mois de décembre dernier (NDLR 2014), la situation a changé. Les autorités suisses ont publié un document d’ « Aide à l’éxécution » [5], qui vise à préciser les contours de la loi, et dont la page de garde montre, pleine page, la relâche d’un ombre ! Oublions la première partie de ce document, anecdotique et consacrée à la façon légale de mettre à mort les poissons de moins de 22cm. La deuxième partie en revanche est des plus intéressantes. Elle explique que l’intérêt écologique prime -si le pêcheur le souhaite- sur l’obligation de tuer tout poisson pris à la ligne. Tout est ici une subtile question d’interprétation des textes. L’ordonnance de 2008 vient avec un commentaire, qui précise un peu les termes flous et introduit des exceptions. C’est dans ce fameux commentaire qu’au détour d’une phrase arrive le principe écologique. Et dans le document d’aide à l’éxécution, l’interprétation qui en est faite est largement en faveur de la relâche.
Deux manières de considérer les poissons s’affrontent donc au sein de la même loi. L’une considère les poissons comme des individus auxquels il faut épargner la souffrance, même s’il faut pour cela les tuer. L’autre les voit comme une ressource qu’il faut protéger, même si les poissons relâchés ont souffert.
La superposition de ces textes laisse comme un sentiment de confusion à un pêcheur français… Il reste possible en Suisse de pêcher et de remettre des poissons à l’eau. C’est même implicitement recommandé dans l’ « aide à l’exécution » puisqu’il est précisé que « Chaque poisson survivant a une importance écologique pour la population ». Excusez du peu ! Mais toute tentative d’organiser une pêche respectueuse de ce principe reste vigoureusement condamnée : pas de parcours no-kill, pas de mise en valeur des pratiques de relâche, pas de réseau… pas de magazine comme celui-ci.
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur cette loi et sur la pêche actuelle en Suisse : la nécessité de faire un stage pour avoir le droit de pêcher, l’interdiction des ardillons ou de la pêche au vif, le placement du black-bass sur la liste des espèces invasives… Mais je crois que la question fondamentale que pose cette loi est la suivante : peut-on interdire à un citoyen de pêcher ?

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Tous des Predators

Car la loi suisse ne touche à ce droit. Et si les pêcheurs épargnent les poissons, c’est pour en pêcher plus, encore et encore ! Pêcher est pour nous plus important que manger parce que nous éprouvons du plaisir à la traque et à la capture, ce que l’on pourrait appeler un plaisir de prédation. Il est probablement profondément ancré dans notre patrimoine génétique. Je crois qu’il s’agit d’un puissant instinct, hérité de millions d’années de dépendance à la chasse et à la cueillette car l’homme n’est devenu agriculteur que très récemment, il y a à peine quelques milliers d’années. Cet instinct de prédation n’est pourtant pas également partagé : il est facile de voir, par exemple dans un groupe d’enfants, qui va accrocher à la pêche et qui cela va laisser indifférent. Ce n’est pas non plus un besoin vital : nous pouvons très bien nous en passer et mener une vie normale. Pour ces deux raisons, il est difficilement défendable comme un droit humain fondamental.
Toute la question est donc de savoir dans quelle mesure le droit de satisfaire un instinct qui ne lèse pas les autres humains (si la ressource est bien gérée) est opposable au droit, également légitime, à ne pas voir des animaux souffrir -ou juste à ne pas savoir que cela peut arriver.
En tant que pêcheurs, nous avons tous choisi notre camp. Mais combien d’entre nous sont contre la corrida ou voient le déterrage des blaireaux d’un très mauvais œil ?
La société évolue, la pêche évolue et nous avec. Continuer de pêcher ne doit pas nous empêcher de continuer à réfléchir.

Références

[1] Ordonnance fédérale pour la protection des animaux du 23 avril 2008. L’interdiction du no-kill et de la pêche au vif est décrite dans l’article 23 (page 10). On notera la portée de la loi précisée dans l’article 1 : « vertébrés, céphalopodes et décapodes marcheurs » (« décapodes marcheurs » vise les écrevisses).
[2] Loi de Protection des Animaux du 16 décembre 2005, dont découle l’Ordonnance.
[3] Sneddon, L. U. (2009) Pain perception in fish : indicators and endpoints. ILAR Journal, 50(4) :338-342.
Une courte revue de la litterature scientifique sur la nociception chez les poissons.
[4] Braith, W.A. et Boulcott, P. (2007) Pain perception, aversion and fear in fish. Dis Aquat Org 75: 131–138
Une autre revue montrant que la réponse des poissons à la douleur n’est pas juste un réflexe mais implique un traitement cognitif complexe.
[5] OFEV/OSAV (2014) Aide à l’éxécution : Pêche à la ligne. Interprétation des dispositions légales relatives à l’étourdissement et à la mise à mort des poissons de petite taille et à la remise à l’eau des poissons capturés. www.bafu.admin.ch/uv-1421-f

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