Pêche 2.0 : Vers l’apologie exclusive de la performance ?

avatar lilian 2018Ce petit webarticle sans prétention fait suite à quelques observations personnelles enrichies de discussions conceptuelles avec des collègues anthropologue et sociologue. Il essaye de relater le plus objectivement possible (ce qui n’est pas si simple lorsque l’on est soit même impliqué) l’évolution des modes dans le phénomène websocial qu’est le partage facebook au sein monde de la pêche moderne (et qui n’a de social au final que le nom).

En ce début 2018, la sphère du réseau social halieutique, Facebook en figure de proue, compte chaque jour toujours plus d’adeptes, de profils, de pages, de groupes, de communautés… Ce qui est nommé ici la pêche 2.0, c’est la pratique qui consiste à publier quasi systématiquement sur la toile internet et les réseaux sociaux, des illustrations de ses parties de pêche. Un engouement qui doit certainement beaucoup aux jeunes générations adeptes du social-web, grandement catalysé par les marques de matériel (Gunki, Fox Rage, Delalande, Westin, WoF, Navicom, Lowrance… ).  En effet, les marques ont su (et c’est bien normal) parfaitement exploiter les mouvements de « modernisation » (no kill, catch and release, pêche sportive,…) et « d’écologisation » (pêche aux leurres, respect du poisson…) de la pêche et cette nouvelle tendance de la webpublication systématique en 2 clics. Ceci étant, cette pratique économique apparaît comme une explication insuffisante pour endosser à elle seule l’essor de cette mode. Fabricants, marques, pêcheurs dits « sponsos » certes, mais également de très nombreux autres pêcheurs sans aucun parti commercial ni aucune aspiration de la sorte s’adonnent avec plaisir à cette pratique.

Partant de constats strictement similaires dans de nombreuses autres disciplines sportives de pleine nature (course à pied, VTT, sports extrêmes, ultra-trails…), l’une des hypothèses explicatives retenues par les collègues est le lien avec l’imposition progressive dans notre société de la notion de compétence. Une notion qui combine et met en balance l’expression d’un haut niveau de performance (le savoir-faire), et la mise en scène d’un ensemble d’attitudes authentiques (le savoir-être).

Ecoutant tout d’abord cette théorie avec un léger sourire en coin, je n’ai pu que vérifier au fur et à mesure des discussions à quel point ces analyses étaient en définitive bien fondées. Et si finalement, derrière ce que nous appelons « le partage », « l’amour de la nature, des poissons, des rivières », ou les « envies d’isolement et d’authenticité » tant mis en avant par notre communauté de pêcheur 2.0, il n’y avait aujourd’hui plus qu’une course à la performance ?

Le « savoir-faire »

Le développement du pêcheur 2.0 s’accomplit au travers l’adoption de valeurs phares d’une communauté qui encourage les individus à posséder divers qualités : connaissances des espèces et des biotopes, du matériel et des équipements, optimisation des ressources physiques et mentales (le fameux « ne rien lâcher »), pour produire la meilleure performance possible. C’est-à-dire en définitive capturer des très gros spécimens ou de très nombreux poissons. Muni de son échosondeur parfois connecté à un satellite, de son smartphone connecté au réseau 4G, le pêcheur 2.0 peut apprécier en temps réel sa position, sa vitesse de dérive, la bathymétrie, le débit, la hauteur d’eau, les conditions météorologiques de son lieu de pêche, la phase lunaire, la profondeur de la thermocline, celle de la tenue du fourrage….. Et autant d’autres paramètres qui nous donnent la très intime conviction d’avoir une prise sur nos performances et de pouvoir nous affranchir totalement des incertitudes du milieu de pleine nature. En puisant dans ses ressources physiques, mentales et cognitives, le pêcheur 2.0 cherche probablement aussi à trancher et se défaire de l’image sociétale du pêcheur bedonnant, raie du plombier de sortie, bien enfoncé dans son siège en scrutant distraitement ses bouchons, un verre de boisson alcoolisée à la main pour réchauffer son teint rubicond. La pratique du sport ou loisir pêche est ici témoin d’une scission drastique : d’un côté, la dimension savante voire sacrée de la pratique du pêcheur 2.0, caractéristique de sa communauté dont il est un produit,  et celle considérée par ceux-là tantôt comme traditionnelle, ancienne, vieillotte voire profane du pratiquant tendant ses vifs toujours sur les mêmes postes, consommant systématiquement ses captures, et qui se contente d’appliquer les mêmes méthodes depuis des décennies.

L’illustration de ces phénomènes pourrait être ces types de publications florissant sur les réseaux sociaux toutes les soirées de fin de semaine :

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J’ai choisi cette publication d’un brillant pêcheur car l’on y retrouve toutes les notions détaillées plus haut : le surpassement physique et mental (temps humide bravé, efforts, tourner dans le vide), la connaissance procédurale (localiser, petit tombant, 8m de profondeur) et la connaissance technologique (structure 3D, ES 5’ Keitech) pour arriver en apothéose à la performance : un sandre bien fat.

Le « savoir-être »

Les modèles de performances et de savoirs technologiques irradient donc la pratique du pêcheur 2.0. Néanmoins, nous autres aficionados de cette pratique réfutons bien souvent le parallèle entre une société de concurrence, de (sur)consommation et d’impact sur l’environnement. Pour ce faire, nous développons, consciemment ou non, un package d’attitudes et d’arguments permettant d’assimiler cette pratique de la pêche 2.0 à un îlot de pureté où prônent seuls les valeurs du partage, de la transmission de savoir, de coupure du monde professionnel, de la paix intérieure, de la symbiose avec la nature,… un îlot de pureté sur lequel la société de consommation et de la performance n’aurait pas de prise ou si peu. De nombreux pêcheurs 2.0 vous le diront, la session de pêche, c’est « une expérience intérieure apaisée déconnectée des réalités quotidiennes ». La finalité performative est généralement reniée au profit de motivation jugée plus noble d’esprit. Un genre de purification de l’esprit par le contact prolongé avec la nature sans jamais impacter celle-ci. (Pourtant, nous utilisons pour la plupart des moteurs thermiques, des lests en plombs, des leurres en plastique gorgé de colorants…..). Au demeurant, je soulignerais ici que motivations spirituelles nobles et performance ne sont pas incompatibles.

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Un dessin du brillant Foissy publié sur Facebook récemment, traçant avec humour un impact d’un versant de la pêche 2.0 sur le milieu : l’évolution du prédateur.

Pêcher pour soi…. mais au milieu des autres… (et si possible mieux que les autres)

Au final, cette ébauche de réflexion (nous, vous, avons, avez toute la trêve à venir pour en débattre, ndla) s’interroge sur les profondes contradictions de la pêche 2.0 telle qu’elle est définie ici. D’un côté, des valeurs de partage, de non impact sur les biotopes, de retrait du monde, et de l’autre, une pratique où l’on dissimule (le leurre, le spot, la technique…), on introduit plomb et plastique dans la nature, le tout de manière hyper-connectée avec des postes et des « en-direct (live)» à chaque réussite avec une concurrence implicite avec les autres pêcheurs de la communauté presque exacerbée.

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Nombreuses sont les photos arguant de la présence des « crabes » -pratique qui consiste à pêcher sur des postes reconnus sur des photos pour trouver plus rapidement des poissons-, qui floutent le décor, l’arrière-plan, le théâtre de notre loisir/sport halieutique favori  (et bien souvent avec moins de talent esthétique qu’ici !). Finalement, une pratique de « partage » où l’on dissimule.

Une autre pratique de plus en plus répandue semble illustrer à merveille cette concurrence exacerbée et cette course à la performance : il s’agit de la publication d’un message annonçant en quelques mots et quasi en direct la survenue d’une belle prise. Certaine publication donne même un rendez-vous pour la publication de cette magnifique…. performance. Dans ce type de publications : pas de savoir-faire, pas de savoir-être, seule la performance est annoncée fièrement.

En vrac :

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La finalité de ce questionnement n’est pas l’incitation à la repentance voire à l’autoflagellation  pour 2018, loin de là. Mais plutôt de s’interroger sur quelques « comment » : comment porter des projets communs à tous les pratiquants afin de faire entendre des causes communes ? Comment créer de véritables et sincères liens ne se réduisant pas à la consommation éphémère d’une pratique marketing, mais appartenant bien à un véritable temps social, comme l’avait fait pendant longtemps les plus anciens (imparfaitement certes) avec entre autres des associations, des forums, des rencontres… ? Certainement pas en exacerbant la performance individualiste sous couvert d’un partage social (de mon point de vu). A l’inverse, l’éradiquer totalement n’est pas souhaitable non plus. Il faut savoir garder mesure en toute chose, et plus d’alternance dans la nature des publications seraient certainement une richesse pour toute la communauté des pêcheurs 2.0.

Pour clore ces quelques lignes, il ne s’agit ici que d’une réflexion propre, qui tente d’établir un état des lieux impartial (mais forcément partial correspondant moi-même à un pêcheur 2.0), le tout sans porter de jugement de valeurs sur quelque pratiquant que ce soit. Il s’agit également d’observations moyennes, un comportement moyen n’étant pas forcément représentatif de toute une population.

Certains esprits acerbes me lanceront probablement alors : « mais si cela ne te plait pas, cesse tout simplement d’utiliser Facebook ! ». A cela je répondrais NON ! Car j’apprécie ce lien virtuel entre nous, et surtout lorsque le contenu que nous y déposons est pertinent, riche, drôle, vecteurs de nouvelles, d’émotions ou de curiosité…

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Cannibalisme avéré entre Sandres : un type de publication enrichissante. Une anecdote rarement observée de visu, qui pique ma curiosité et mes envies de connaissances, et qui s’éloigne de la performance.

Je terminerais avec cette publication facebook récente d’un très talentueux pêcheur plein d’humour, qui résume mieux que tout l’esprit de ce billet sans prétention.

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Au plaisir et bonnes et heureuses année halieutique, sur l’eau comme sur le web !

Amicalement, Lilian F.

 

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